Perspectives post-rupture de la sécurité régionale en Afrique de l’Ouest
En Afrique de l'Ouest, la reconfiguration en deux blocs spatiaux de la région causée par la rupture du cadre communautaire entre les trois États du Sahel qui forment l'Alliance des États du Sahel (AES) et la Communauté des Économiques des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) laisse subsister des inquiétudes quant à la stabilité sécuritaire régionale et pose également la pertinence du débat concernant le modèle de coopération sécuritaire envisageable en tenant compte des défis sécuritaires communs. En effet, envisager une sécurité partagée au-delà de la rupture met en évidence la nécessité d’évaluer les initiatives ad hoc de coopération sécuritaire existantes et illustre les exigences d'un changement de paradigme des approches et dans un contexte de transnationalisation du terrorisme et de la criminalité organisée. De même, les prescriptions adaptées à une nouvelle sécurité collective plus cohérente ne sauraient être administrées sans également interroger son arrimage possible ou pas avec l'Architecture de Paix et de Sécurité Africaine de l'Union Africaine (APSA). Évidemment, un consensus autour d’un avenir commun dans la lutte contre le terrorisme est tributaire de la nécessité de construire et favoriser une diplomatie apaisée entre l'AES et les pays voisins de l'Ouest mais aussi du Nord et du Centre.
A. Implication de la rupture pour la sécurité régionale
Une genèse de la rupture entre les pays de l’AES et la CEDEAO révèle des marqueurs importants dont l’insuffisance capacitaire de la sécurité collective de la CEDEAO et la pertinence des approches stricto sensu militaire à endiguer l’insécurité dans l’espace ouest africaine. Ces limites flagrantes combinées à l’exacerbation du terrorisme et la criminalité transnationale au sein des pays du sahel central et le manque de solidarité de la CEDEAO ont contribué à un éloignement et occasionné une fracture institutionnelle. Loin d’être une surprise stratégique, cette situation représente également un enjeu géopolitique qui s’étend au-delà de la région Ouest Africaine et concoure à la remise en cause des principes de la sécurité collective et des partenariats.
Malgré une réaffirmation au principe de la sécurité collective inscrit dans sa charte de création (AES), les différences d’approches doctrinales et opérationnelles et le choix des partenariats sécuritaires extérieures pourraient s’avérer être des obstacles à l’émergence d’une nouvelle sécurité collective en Afrique de l’Ouest. De tout évidence, les défis de l’alignement des pays de l’AES aux dispositifs existants et l’APSA pourraient avoir des implications directes à court et moyen terme sur la lutte contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière :
- Un isolement politique, institutionnel et opérationnel des pays de l'AES dans les initiatives et cadres sécuritaires régionaux et mondiaux lié à sa probable non-reconnaissance par l’UA ;
- La fragilisation/fragmentation du dispositif d’intervention de la CEDEAO et de l’UA, notamment sa force d'attente et sa force lutte contre le terrorisme, les pays de l'AES font partis des plus gros contributeurs de troupes et sont des maillons logistiques et territoriaux essentiels pour le dépoilement de ces forces ;
- Une expansion territoriale du terrorisme et des réseaux criminels en Afrique de l’Ouest au profit des failles/lacunes de coopération sécuritaires entre les états, tout en développant leur réseau au sein des population locales.
B. Penser le changement de paradigme ?
Bien que les deux institutions semblent pour le moment se tourner le dos, il apparait pourtant clair que les destins sont plus que jamais liés et une rupture totale ne saurait perdurer à moyen et long terme. En effet, la nature hybride du terrorisme de même que les insuffisances criardes de développement dans les contextes nationaux de nos états démontrent qu’ils faillent opter pour un changement radical d’approche dans la lutte contre le terrorisme. Les stratégies nationales et régionales se sont jusqu’à présent avérées insuffisantes à cause de leur approche exclusivement militaire qui ne prend pas assez en compte les aspects liés au développement et l’accès aux services sociaux de bases pour les communautés où le terrorisme semble s’être installé durablement. Dans la perspective d’une nouvelle sécurité régionale post rupture, les enjeux fondamentaux de développement doivent être au coeur des concepts et des pratiques tout en veillant au renforcement des capacités militaires des armées de nos états (armement et professionnalisation), qui ne semblent plus adaptées face à la nature hydride et non conventionnelle de la menace. Cette rupture doit être une opportunité de revisiter et renouveler les approches par une gestion commune, pondéré et pragmatique du changement qui pourrait se matérialiser à travers ces aspects :
- Evaluer et tirées des leçons des initiatives existantes en matière de coopération sécuritaire, les leçons apprises des différentes initiatives et cadres régionales et bilatérales sont essentielles pour comprendre les limites et envisager un futur sécuritaire commun sans ambigüité.
- Revisiter et renforcer la coopération bilatérale entre les États les plus touchés (Sahel central) et les États menacés (pays du Golfe de Guinée). En raison des spécificités géographiques et pour stopper la progression du terrorisme, un rapprochement individuel entre les États reste une option envisageable à court terme.
- Coconstruire ensemble une passerelle de coopération institutionnelle complémentaire entre l’AES et la CEDEAO axée sur les questions militaires et le partage de renseignement à moyen et long terme. Les approches nationales de même que les choix de partenariat stratégique des états doivent également être pris en compte au risque d’aller vers un nouvel échec. Mais pour cela, la CEDEAO devrait reconnaître l'AES non pas comme une entité institutionnelle antagoniste, mais comme un potentiel allié dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
- Intégrer les autres communautés économiques régionales voisines du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest dans les approches et initiatives sécuritaires, le Sahel est une zone à cheval entre trois CER (l’Union Arabe du Maghreb, la CEDEAO et la CEEAG). Les espaces géographiques et les défis sécuritaires demeurent partagés entre ces territoires, il faut nécessairement une approche globale qui intègre les contextes spécifiques de toutes ces régions pour créer une synergie durable dans la lutte contre l’insécurité.
- Refonder la coopération multilatérale sans altérer l’appropriation nationale ou régionale de la sécurité. Cette équation reste une question fondamentale qui met à jour la nécessité d’une autonomie stratégique sans influence et ingérence des acteurs internationaux.
- Intégrer les communautés et prendre en compte les mécanismes endogènes dans la construction de réponses transfrontalières. Les acteurs de la société civile sont des leviers essentiels dans la formulation d'une vision durable de la sécurité sur le plan bilatéral et régional.
C. Scénarios pour une architecture sécuritaire renouvelé :
Malgré l’aporie des stratégies sécuritaires nationales et régionales, les options pour une sécurité régionale cohérente restent tout de moins envisageable pour coconstruire ensemble des dispositifs sécuritaires durables et adaptés aux menaces en mutation. A la lecture des récents développements dans la région, trois schémas s'auto-dessinent dans le paysage ouest africain en matière de sécurité et coopération :
- Scénario 1 : l’option du Statu quo, où les deux entités et/ou pays n’arrivent pas à harmoniser leur position et cela pourrait contribuer au maintien de la fragmentation du Théâtre des Opérations, cette option n’est pas souhaitable car elle conduira à une augmentation de l’insécurité et une fragilisation des états et des institutions régionales.
- Scénario 2 : le renforcement des capacités des communautés économiques régionales avec l’acceptation de l’AES comme une entité parallèle. C’est une option recommandée qui pourrait à priori contribuer à la facilitation du retour du dialogue entre les différentes entités et la relance de la coopération régionale.
- Scénario 3 : la mise en place d’une communauté sahélienne de coopération sécuritaire avec des configurations géographiques qui incluent un maximum de pays en allant de l’Afrique orientale, centrale et le littoral. Cette option est fortement recommandée et contribuera à combler les lacunes en matière de coopération entre les différentes pays et institutions régionales.
Mais les capacités de financement de cette sécurité collective demeurent un défi important que les états doivent relever pour pouvoir établir une coopération autonome et efficiente.
D. Impliquer la société civile : un impératif nécessaire
Le rôle et l’expertise de la société civile doivent être réévaluer et apprécier dans la formulation de la sécurité régionale en Afrique de l’Ouest. Bien qu’il existe un antagonisme entre la CEDEAO et l’AES, ces acteurs para diplomatiques sont des passerelles substantielles dans les relations entre les états et sur les questions transfrontalières. Cela est tout aussi évident, que les continuités socio ethniques et culturelles existantes entre les communautés frontalières de plusieurs pays sont des points d’ancrages essentielles pour une construction et une acceptation à la base des initiatives sécuritaires futures. Mais pour y arriver, les états doivent également engager des avancées significatives dans le traitement des questions de droits de l’homme et du respect des libertés individuelles et collectives surtout dans des contextes de transition militaire et de recul de la démocratie. La stabilité démocratique et un état de droit sont des conditions préalables pour pouvoir engager des réformes profondes et donner la voix aux citoyens dans les débats.
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